PARIS EST UNE BRUNE 3
-Avec ta question, ma chère Bella, tu soulèves une problématique qui est si caractéristique dans les rapports humains que depuis la nuit du temps les philosophes se sont penchés dessus : la contradiction des opinons. Pour trancher net il faudrait que quelque chose que l’on puisse appeler « la vérité » existe. Or s’il y a toujours débat. Personne n’a encore trouvé une solution qui contente tous le monde.
Je ne voudrais m’attarder sur les raisons multiples de la contradiction, mais sur son rôle dans l’histoire humaine.
Je distingue trois manières différentes de s’approcher à ce dilemme.
La première m’est inspirée par Platon qui demande une science pour mieux saisir le monde des idées. Dans ses dialogues il essaye de cerner les concepts abstraits et de les définir le plus précisément possible pour les rendre accessibles à tous. Il se sert d’une méthode qu’il appelle dialectique et qui consiste à déstabiliser la position de l’interlocuteur par des questions habiles et de le pousser à la contradiction ; pas pour la vaine raison de démontrer sa supériorité intellectuelle, mais pour repousser les limites des connaissances humaines. Un dialogue bien mené est donc profitable pour les deux protagonistes.
La contradiction entre Sartre et Heidegger est essentiellement due à une différence de la définition du mot « existence ». Pour Sartre « existence » désigne une présence effective dans ce monde qui convient autant à l’homme qu’à un objet ou un animal. La restriction sur l’homme seul se fait par un changement de vocabulaire, c’est-à-dire en passant de l’existence à l’existentialisme. Selon Sartre chaque humain est libre de se donner une essence de son choix, un sens de vie si tu préfères, car l’essence n’est ni innée, ni octroyée par un être supérieur.
Pour mieux comprendre l’approche de Heidegger il faudra se référer au mot « dasein » que l’on traduit chez nous parfois négligemment par existence. « Dasein » en allemand contient des multiples facettes : être présent consciemment dans ce monde et dans l’instant précis avec les autres humains. Par conséquence dans cette terminologie le terme existence n’a un sens uniquement pour l’être humain, seul à posséder la capacité intellectuelle d’avoir conscience du dasein, se différenciant ainsi des animaux et objets.
On se rendant compte des possibilités que la vie offre, on comprend où Heidegger veut en venir. Il faut être vivant pour jouir des potentialités de la vie et il faut profiter de cette essence tant qu’on est vivant.
J’ai attentivement écouté le discours de Jean. Ces mots me font chaud au cœur. Je me sens exister et j’ai envie d’embellir à travers de mon « existence effective dans ce monde » celle de mon invité. Je fais glisser ma jupe selon les règles d’un strip-tease le long de mes jambes, la rattrape par le bout d’un de mes pieds et la balance vers Jean. Je suis devenue extrêmement habile à ce jeu grâce à un entraînement régulier qui me permet par-dessus du marché de garder un corps mince et tonique.
Les hommes, même aussi instruits que Jean, restent des grands enfants par leur émerveillement pour le corps de la femme. Il rapproche ma jupe à son visage pour mieux connaître mon odeur. Ses traits sont lumineux ce qui signifie une bonne compatibilité des odeurs. Je n’ai plus aucun doute, il est conquis par moi. Mais l’attirance est réciproque et il me tarde qu’il continué son strip-tease intellectuel. J’ai envie qu’il me dépose des nouvelles pensées à mes pieds.
J’aime quand on m’explique des choses. Aucun livre ne replace la chaleur d’une voix humaine. Les mots sont toujours une forme déguisée des pulsions et par la sonorité de la voix le désir sous-entendu communique le bonheur d’être vivant, de découvrir et de séduire l’autre.
Par mes gestes je fais comprendre à Jean que j’enlèverai mon string uniquement s’il continue. Il semble bien familier avec le langage du corps et s’applique aussitôt. J’adore les hommes qui savent se maîtriser et qui ne perdent pas le fil devant la tentation de la chair. Ce petit jeu, si légèrement sadique de ma part, comble mon sens d’exhibitionnisme. Exciter sans être obligée de passer à l’acte, pas tout de suite au moins. J’aimerais tellement que Jean perde ses moyens devant moi. D’un autre côté je préférais qu’il me domine par son sang froid et qu’il me laisse sur ma faim.
-La deuxième approche à la contradiction vient directement de la science naturelle qui avait besoin d’un Einstein pour clore la physique classique par la théorie de la relativité, utilisant pour le terme « théorie » la définition de Mach : une théorie est un résumé d’observations sous le principe de l’économie de la pensée.
Tout est dit dans cette définition et le meilleur moyen d’économiser la pensée, de la réduire au strict nécessaire, c’est de l’exprimer par la mathématique. Pour cette raison la relativité reste hermétique pour la plupart de gens. Il s’agit d’un concept qui ne s’explique pas par les mots, mais par des formules. Contrairement aux idées de Platon il est possible de tester une théorie par les moyens d’expériences et d’observations et ainsi de vérifier si elle s’accorde à la réalité.
Effectivement cette théorie permet de concilier la contradiction entre une attente a priori qui présume des vitesses au-dessus de celle de la lumière et l’observation réelle que la vitesse de la lumière reste toujours invariable et ne soit jamais dépassé. On appliquant les transformations mathématiques de Lorentz tout s’accorde. En ce qui concerne la fameuse contraction du temps ou de l’espace, il s’agit d’une interprétation verbale de ces transformations. Là dedans résidait le génie d’Einstein, mettre des mots et des images sur des notions abstraites. Ainsi le temps et l’espace perdent leur statut absolu et deviennent relatif. Einstein possédait donc une science fiable, dont rêvait Platon, pour trancher devant un problème jusqu’alors inexplicable.
J’ai un peu de mal à comprendre car les math ne sont pas mon terrain de prédilection. La voix de Jean est si agréable que je ne suis pas gênée par mon ignorance. Jean a l’air de posséder une patience inépuisable. Après tout c’est son métier. Un bon enseignant ne se décourage pas devant ses élèves, mais obtient des résultats à force de répéter. Niveau science l’élève Bella est un vrai cancre et je me vois déjà, conformément à mes fantasmes, punie et mise au coin par le prof Jean devant les autres étudiants. J’arrive parfaitement à suggérer cette scène par ma danse en baissant mon string d’une manière qui n’a jamais auparavant manqué d’effet. Selon le caractère de l’homme en face de moi, soit il me plaque de suite par terre pour me faire de l’amour avec ardeur, soit il me punit d’abord pour ma frivolité sans retenue. Je me rends compte que Jean est unique dans son genre. Je n’ai jamais vue un calme aussi imperturbable chez un homme. Mais justement ce calme me donne des zèles pour me surpasser, car il s’agit du moteur de mon excitation.
-La troisième approche se réfère à Hegel qui voit dans la contradiction le moteur de l’histoire humaine. Dès qu’une nouvelle pensée (thèse) arrive, elle est aussitôt controversée (antithèse ou négation). Seul la synthèse des positions antagonistes permet l’approche la plus réaliste à la question posée. Cela implique que la vérité ne soit jamais absolue, mais relatif et toujours un enfant de son époque.
Personnellement je serais tenté de dire que la terminologie de Heidegger me paraît plus séduisante que celle de Sartre par la netteté de ses définitions, la plus apte à éviter des confusions inhérentes aux insuffisances du langage, but visé de chaque forme d’écriture digne de ce nom.
J’accorde une petite pause à Jean en dansant devant lui en porte-jarretelles, bas résilles et mes bottines fétiches. Visiblement il apprécie le spectacle. J’ai devant moi un homme heureux, souriant qui me remercie avec ses yeux qui n’expriment nullement un désir bestial, mais qui savent savourer le côté esthétique de l’érotisme. Pas par le fait que ce soit la bibliothécaire, la plus sexy de France qui se produit en spectacle privé, mais parce que c’est moi, Bella, une femme qu’il apprécie pour l’ensemble de ce qu’elle représente.
Avec Chloé j’ai compris que la jouissance peut se vêtir de mille visages. J’ai appris sur moi-même que le fait de savoir, de me cultiver me procure autant de sensation que les fantasmes que j’ai mis en scène au cours de mes aventures. Peut-être une expérience me manque encore : la jouissance qui cache dans l’acte amoureux entre un homme et une femme. La tendresse de se confondre, de se sentir « un ». Avec Jean tout me semble possible, même l’amour comme sentiment. Ce ne serait certainement pas pour aujourd’hui, mais comme lui, je ne suis pas pressée. C’est un homme adorable, aussi rassurant à sa manière que Chloé et j’ai envie de lui livrer tous mes secrets.
Je n’ai pas encore parlé de mon rapport étrange avec la déglutition. Je suis avide de me goinfrer autant des sensations gustatives que des belles pensées. En fait, nourriture matérielle et spirituelle se confondent en moi et semblent me procurer une forme d’extase que je n’ai pas pu encore expérimenter, faute de partenaire brillant.
Mon nouvel amant reste stoïque. Quel homme exceptionnel.
-À travers de la pensée nous prenons conscience des conditions qui déterminent notre vie. Ce constat est souvent peu glorieux. Notre destin ne correspond pas à nos vrais désirs. Il est donc grand temps de trancher entre nos vraies envies et ceux que le sens commun nous propose, ce que Heidegger appelle la dictature du « On » et qui constitue la véritable chute du paradis.
Mais comment faire pour s’ouvrir correctement au monde ?
Pour cultiver une conscience authentique de notre condition et pour une interactivité parfaitement assumée avec le monde, il me semble intéressant de m’attarder sur ce que l’oracle de Delphes avait choisi comme devise : connaît-toi toi-même, impliquant : tu n’est pas un dieu, mais un être humain.
Kierkegaard dit : « Dieu n’existe pas, il est éternel ».
Cette phrase devient compréhensible par l’étymologie du mot existence (existere en latin ou encore ek-stase en grec) : sortir d’un état vers un autre qui veut dire que l’être humain – contrairement à Dieu - est mortel. D’où l’origine de l’angoisse et le besoin de se créer un être éternel, Dieu.
Avec Heidegger on prend conscience de deux choses : « L’homme est sa propre finitude et au-delà il n’y a rien «. Mais devant nous s’étend la merveille des merveilles : qu’on existe, qu’on respire, qu’on puissent jouir de la vie, apprendre, comprendre le monde, avoir des sentiments sans oublier la cerise sur le gâteau, la différence entre hommes et femmes.
En léchant et suçant doucement mon jouet-repas les mots m’entrent directement dans ma tête. Je comprend que j’ai échappé belle à la dictature du On, en me réfugiant dans l’ek-stase. Je suis sortie de la peau de l’ancienne Bella en laissant mes plumes (veut dire mes cheveux et poils) pour devenir une autre qui réussit à mener une vie authentique en se foutant des grands prêtres du On. Je ne regrette pas mon choix, je me sens richement récompensée par la vie. En ce moment je suis en train de découvrir un moyen de plus plaisant pour me cultiver. Je suis avide et j’augmente la cadence et l’intensité de mes succions.
Jean comprend mon allusion et continu.
-Heidegger dit : «L’existence est conscience de font en comble ».
La psychanalyse me semble un excellent outil pour un ménage de font en comble des bases de la conscience humaine, car l’homme ne naît pas avec une conscience. Elle se construit au fer à mesure.
Freud établi ses limites par l’analyse de la partie de nous qui est irrationnelle et dont on n’a pas conscience, mais qui intervient dans nos actions.
« L’existentialisme se présente comme une tentative résolu de réintégrer la liberté dans le fondement même de la condition humaine ».
Cette réintégration ne peut se faire que sur des bases rationnelles et saines, c’est-à-dire en connaissant parfaitement les irrationalités qui nous gouvernent et qui sont singulier et propre à chacun de nous et dont l’origine se trouve dans la psychogenèse. Or, la phychogenèse se présente sans une analyse comme un noyau mystérieux, à l’intérieur de nous-même, voilée par l’oubli et le refoulement. Il est grand temps de lever ce voile pour passer à une conception authentique de vie qui nous distancie du On ; on prenant conscience de l’origine et du mécanisme de notre dépendance envers les autres, particulière pour chacun de nous, acquise par les moyens de l’éducation et notre histoire personnelle qui est notre vie. Comme dit Sartre : « quand une fois la liberté a explosé dans une âme d’homme, les dieux ne peuvent rien contre cet homme-là ». Seul un être qui prend connaissance de sa véritable individualité peut réaliser sans angoisse intérieure sa propre ouverture au monde et aux autres êtres humains. Pour arriver à accomplir cette démarche il faut bien évidement de la volonté et de la motivation, ou en parlant avec Heidegger, « il faut s’attribuer une volonté interne pour pouvoir-être ».
Jean a tenu promesse. Il est arrive à la fin de son discours sans broncher, mais finit par éjaculer quelques secondes plus tard. Il a gagné notre pari et je suis à lui. Il m’a bien méritée. J’ai l’impression que le préservatif m’empêche d’ingurgiter son savoir. Il serait ridicule de prétendre qu’une femme jouit physiquement par une fellation. Cela relève plutôt des fantasmes masculins. Mais j’ai jouie dans ma tête et cette expérience est le début d’une longue histoire d’amour.
J’aimerais clore ce livre par deux citations de l’écrivain favori de Chloé, la merveilleuse Simone de Beauvoir. Peut-être elles aideront les femmes qui - comme moi – rencontrent des sérieux problèmes dans leur vie par le simple fait qu’elles soient nées du mauvais côté, en étant femmes.
« Il est absurde de prétendre que l’orgie, le vice, l’extase, la passion deviendraient impossibles si l’homme et la femme étaient concrètement des semblables ; les contradictions qui opposent la chair à l’esprit, l’instant au temps, l’absolu du plaisir au néant de l’oubli ne seront jamais levées. »
Et aussi : «L’existence n’est pas seulement un destin abstrait, elle est avenir et richesse charnelle. La chair n’est plus souillure, elle est joie et beauté. »
FIN
(isabelle183 ; Février 2006)
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires