Discipline Domestique Romantique

                                    PARIS EST UNE BRUNE 1

 

  Dès mon arrivé au seizième j’ai la vertigineuse impression que ma vie se transforme en une fabuleuse ascension vers un sommet qui reste à définir. Tout me semble possible. À moi de choisir l’orientation. J’ai réussi à saisir le mécanisme du moulin de la conformité et forte de ce savoir j’actionne la manivelle selon mes propres idées et intuitions. Ainsi je peux renouer avec les espérances de toute jeune fille ; avec l’expérience et surtout le courage en plus. Aujourd’hui je m’accepte avec mes forces et faiblesses et je ne suis pas mécontente de ce que je suis devenue, mais plutôt fière. J’ai acquis une certaine objectivité sur mes capacités et je peux les évaluer à leur juste titre et surtout les utiliser pour ériger cet édifice qui est ma vie.

  Ce qui rend cette aventure si excitante c’est d’avancer sur une route non tracée que personne avant moi n’a inaugurée et qu’aucune personne après moi ne puisse braver de la même manière. L’histoire de chaque être humain est strictement personnelle et singulière par ce fait. Il n’y a pas deux destins identiques et même une existence qui paraît, vu de l’extérieur, fade et inintéressante, reçoit sa valeur particulière par l’intensité des sentiments, sensation et émotions ressenties qui sont toujours hors de commun.

  L’appartement que Chloé a mis à ma disposition est- je n’attendais pas autre chose – de toute beauté. Il se situe dans un ancien hôtel particulier des sept étages ; exceptionnellement calme avec un standing qui saute aux yeux. Code digital, lustres de cristal au hall d’entrée, loge de concierge, ascenseur, escalier monumental, couloirs avec moquette épaisse. Les copropriétaires portent des noms aussi illustres que Chloé. Il n’est pas désagréable de croiser des people débarrassés des leur déguisement. Mon histoire a fait un tel tabac qu’ils me considèrent un peu comme appartenant à leur monde et ils se flattent de cohabiter avec « la bibliothécaire la plus sexy de France ».

  Je passe mon temps à répertorier l’héritage de M : une soixantaine d’huiles datant d’époques différentes de sa vie, un nombre considérable d’aquarelles et l’intégralité des esquisses dans un désordre inouï. J’adore toujours trier et classer et ici je suis dans mon élément. Dans mon nouveau lieu de vie, deux univers se chevauchent : celui de Chloé et celui de M.

  C’est le jour et la nuit. Pour caractériser la partie que M se réservait, je dirais qu’elle témoigne d’un désintéressement total d’un cadre quelconque. Tout est accentué sur son travail et en dehors on ne trouve que le strict minimum. Le terme spartiate convient le mieux.

  Cet homme, capable de récréer le monde à partir de son esprit et de ses couleurs, ne semblait pas attacher une importance à la matérialité, n’avait nullement besoin d’un réconfort douillet.

  Apparences trompeuses ! Il menait une double vie, dont l’autre fut domaine exclusif de Chloé.

  La partie de mon amie reflète son goût pour le confort et le raffinement, ce qui me permet de profiter d’une chambre à coucher digne de mille et une nuit où Shérazade-Chloé officiait en reine incontestée. Je ne sais pas si le tableau qui offre une réplique quasiment exacte de ce somptueux intérieur était conçu après une déco imaginée par Chloé ou s’il s’inspirait sur la démesure décadente deM. Je ne considère plus, depuis longtemps, mon amie, dans les années qui ont suivi la fin de sa carrière et où elle se consacrait entièrement à son mari, comme une nunuche futile, profitant d’un mariage avantageux. Je n’oublierai jamais notre conversation de Toulouse, à l’occasion de notre deuxième sortie où elle m’avait exposé son point de vue sur les muses. On classant les œuvres de M, je me suis rendue compte de l’influence de Chloé qui se faisait remarquer dès leur rencontre. Je constate aussi avec émoi à quel point M a dû aimer sa femme et à quel point l’accident de sa bien aimée l’avait touché. Les tableaux sont un témoignage accablant des soucis qu’il se faisait pour elle. Des différentes étapes de vie d’un couple uni se dessinent devant moi où le meilleur et pire ont rejoint le sublime par le biais de l’art.

  Aujourd’hui je peux affirmer que cette œuvre gigantesque regorge d’une interactivité fructueuse entre deux êtres d’exception. Malheureusement ni M, ni Chloé ont laissé le moindre écrit. Il n’y a pas de lettres, pas de journaux intimes. La voie est donc ouverte à toute forme d’interprétation. Chloé me laisse main libre, ne s’emmêle jamais de mon travail et m’encourage toujours quand je prépare des publications, autant sur son mari que sur elle. J’ai publié plusieurs livres sur ce couple unique, sur la carrière de Chloé, sur le travail de M. Le mystère qui les entoure me hante positivement et me permet de m’exprimer sur un sujet qui me passionne et qui semble autant passionner les lecteurs de biographies que les amateurs de peinture. Je suis devenue la plus grande spécialiste de M, une référence en cette matière, reconnue et sollicitée.

  J’adore mon travail sous toutes ses coutures. J’adore organiser des rétrospectives et les contacts humains qui vont avec. Je suis redoutable en ce qui concerne le choix de salles, d’éclairage, du buffet d’ouverture. Je ne laisse rien au hasard.

   Chloé est très satisfaite de mon travail. Elle me trouve indispensable, pas pour l’aspect commercial, car elle ne manque pas d’argent, mais parce que je flatte son narcissisme mieux que personne au monde. C’est elle qui me la dit et j’en suis fière de ce compliment. Nos chemins se sont un peu séparés. En ce moment elle est partie pour un tour du monde et on ne se reverra que cet hiver à New York pour inaugurer un hommage à M. Il me tarde déjà.

 

  Sur le plan professionnel je suis une femme comblée. Le monde est à ma disposition et je suis à la disposition de ce monde. Je participe à son évolution par mes modestes contributions et reçois de la reconnaissance en contre partie.

   J’ai envie de mentionner que ma famille a pris la grosse tête à ma place. Mes parents se bercent toujours dans des illusions. Ils s’imaginent que ma réussite tienne à l’éducation que j’ai reçue chez eux. Il m’arrive très rarement de les visiter, quand j’ai des affaires en cours à Toulouse. Il paraît que mon frère profite de ma notoriété pour essayer de se rendre « bankable », mais les professionnels de l’argent ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils cernent vite son jeu et refusent. Il doit se consoler auprès de ma belle sœur ou auprès de celui qui veut bien écouter ses plaintes sur cette salope de sœur qui a oublié ses racines et sa famille ; qui est plein de poignons et qui ne donne point un coup de main à personne. Dans sa petite tête, il m’a bannie du clan familial qui fait soi-disant la force. Ceci ne l’empêche pas de me téléphoner de temps en temps pour me proposer des affaires pharamineuses, notamment dans les domaines de la bourse et de l’immobilier. Je ne suis pas tendre avec lui et lui ris au nez. Néanmoins il revient régulièrement à la charge. C’est son masochisme social qui réclame sa dose et il n’est jamais déçu avec moi.

  Il me reste un dernier point à raconter qui me tient particulièrement à cœur. Il concerne ma vie sentimentale.

  J’ai mis un peu de temps à couper le cordon ombilical avec Chloé. Cela c’est passé en douceur, sans la moindre douleur, car mon amie est un être généreux qui ignore la mesquinerie. Son approche à l’amour est exclusivement physique, un passe temps joyeux et agréable. Depuis que je la connais, elle n’est pas tombée amoureuse une seule fois. Par contre elle a un profond sens d’amitié et affiche une fidélité à tout épreuve. Elle me considère comme l’être le plus proche d’elle au monde.

  À mes débuts à Paris, je me suis achetée des perruques pour passer inaperçue. Je n’avais pas du tout honte de ce que je suis, mais mes passages aux magazines de charme, les affiches de pub et mon procès très médiatisé contre la mairie de mon village m’avaient attribués une telle notoriété qu’elle devenait envahissante.

  On me reconnaissait partout, ce qui me plaisait beaucoup à une certaine époque. Je me suis vite rendue compte que les personnages publics perdent souvent leur liberté, ce qui est la rançon de la gloire. On ne cherche pas en moi l’être humain que je suis, mais la confirmation que je corresponde bien à l’idée que l’on se fait de moi. La plupart des hommes, surtout ceux que je qualifierais comme intéressants, se sentent gênes par ce que je représente pour eux, un fantasme qui a pris chair et par conséquence ils n’osent pas de m’approcher.

  J’ai opté entre autres pour une perruque du style « La fille au cheveux noirs ». Grâce à cet ustensile j’ai fais une découverte déconcertante. Je ressemble comme une goûte d’eau à la jeune Chloé, comme elle m’avait clairement indiquée à notre première rencontre. Je vois notre relation sous un autre jour, comprenant que Chloé cherche en moi un prolongement de sa propre jeunesse et même une possibilité de se réincarner. Je lui ai posé la question et sans détour elle a confirmé mes hypothèses.

  -Le narcissisme peut devenir un enfer quand on cherche perpétuellement à transgresser les limites de la jouissance vers des cieux encore plus sensationnels. L’autoérotisme est une formidable aventure d’intérieur, tandis que l’érotisme est une action vers l’autre. Tu n’imagines pas ce que cela signifie de faire de l’amour à soi-même, transgression absolue, être soi-même et l’autre à la fois.

  Une phrase de Sophocle, tiré d’Antigone, fille d’Œdipe, me caractérise à la merveille : Je suis de ceux qui aiment et non qui haïssent.

  Une fois de plus j’ai apprécié la franchise de mon amie et j’ai accepté ses motivations comme légitimes à mon égard. Moi aussi, pour forcer la porte et le secret du désir, j’avais besoin d’elle. Avec le recul je dirais qu’elle m’a montré ce que je pourrais être humainement et surtout physiquement dans quelques années. Cela me réconforte sur mon chemin et me permet de me réconcilier avec le fait du vieillissement. J’ai perdu grâce à Chloé la peur de « devenir », service inestimable qu’elle m’a rendue.

  J’ai eu peur pendant longtemps de me perdre, comme Chloé, dans l’escalade des stimuli. Je me suis privée de mes petits fantasmes par crainte de découvrir les grands. Mais nulle part sur mon chemin je n’ai croisé des monstres de la profondeur, ni des horreurs cachés. Partout j’étais accueillie par moi et j’ai appris à m’aimer tel que je suis.

 

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Lun 22 déc 2008 Aucun commentaire