Discipline Domestique Romantique

Ding dong ! Deux notes joyeuses qui fendillent avec énergie l’atmosphère lourde de ce matin et diffusent en moi une onde électrique : je bondis jusqu’à la porte le cœur battant : c’est lui, le seul à oser s’imposer un matin si tôt.


Je lui ouvre tout en m’interrogeant : pourquoi ce tourbillon frémissant qui va et vient dans mon corps ? D’accord il a exigé pour la première fois d’officier chez moi, sans doute pour s’imprégner de mon atmosphère, mais je suis une toile professionnelle rigoureusement entraînée, rompue à un bataillon d’agissements excentriques. Rien ne doit m’atteindre, la moindre émotion pouvant distordre et biaiser le résultat et je ne suis plus une novice pour commettre ce type de fautes. Je ressasse mes informations pour me rassurer : c’est que je ne m’aventure pas, de plus, en terrain inconnu : soigneuse, je me suis longuement documentée et familiarisée avec ses méthodes avant-gardistes.


J’ai lu et relu que V est un des grands maîtres de l’Ecole naturaliste : il ne travaille que sur du matériau non apprêté, et refuse toute chimie, toute sophistication inutile et factice. Pas de drapés vaporeux, de peinture fluorescente, de positions acrobatiques : non non non, que du naturel, de l’humain, de l’authentique, aucune mascarade.


Il s’avance assuré dans mon repaire et promène un regard alerte qu’il retourne ensuite sur moi. Ses pupilles auréolées d’un bandeau vert d'eau me granulent et je souris, bafouille : il y a son regard partout et je suis étalée dans chaque objet de cette pièce. Quand il m’indique que l’on va inaugurer la session, j’ai un soupir de soulagement : après tout il est là pour cela et je dois me ressaisir, devenir impénétrable, opaque, compétente…


Les conditions ne sont pourtant pas idéales : je n’aime pas le matin, pas cette lumière grise qui jette sur moi un vernis terne et frileux mais il est impatient. Il me mène au centre de la pièce, sous la projection d’un rayon gracile et me passe au crible tandis que je reste immobile, ramassée sur moi-même, encore flétrie. Il tourne autour de moi, pose une paume le long de ma nuque, apprivoise ma chair par de longues circularités qui glissent sur ma peau consciencieusement lustrée avant son arrivée. Quelques minutes s’écoulent et ma respiration s’accouple à la sienne, j’attends, repliée, qu’il éveille.


Et puis il recule, saisit son instrument fétiche et délicatement positionne chacun de mes membres. C’est une mince baguette qui sillonne chaque courbe, chaque ligne : elle se contente dans un premier temps de faire sa ronde, de tâtonner pour prendre connaissance du support.


Prolongation rêche de ses mains chaudes, les tapotements fugitifs me magnétisent: il m’a voulue dépouillée, totalement épurée. Il réfléchit avec attention, c’est une étape primordiale qu’il ne faut pas bâcler: la petite membrure imprime des arceaux en différents endroits, dispose des arrondis, joue avec les plages de lumière et de pénombre sur mon ossature. Et Maître Tatillon fait finalement son choix : la toile sera tendue, arquée, offerte à la tension.


Tap tap : le tuteur se pose impatiemment sur une de mes étagères,

montrant la voie à mes mains.


TAP TAP TAP. Frivoles extrémités qui espéraient pouvoir se prélasser un peu plus haut sont rappelées vertement à l’ordre : la cambrure est dictée avec une flexion. Je m’aperçois que la disposition choisie trempe mon dos dans l’ombre du rideau et que la partie inférieure est de ce fait badigeonnée de lumière (ben voyons!). Il n’est pas rare que les peintres jouent avec le clair obscur et je n’ai techniquement pas mon mot à dire mais je proteste énergiquement contre ce choix inadéquat.


(Entracte: « - vous voulez aggraver votre cas ? Oui ? parce que vous pouvez aussi être beaucoup plus penchée, sinon . »)


A suivre…

 

Mer 1 jui 2009 Aucun commentaire