Discipline Domestique Romantique

                                            CHAPITRE V

 

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Une rêverie du tout début de ma puberté me revient à l’esprit. Je suis invisible et en plus je possède la faculté de traverser des murs. Je me glisse dans un appartement où se trouve une femme inconnue, sans visage avec une jeune fille un peu plus âgée que moi. L’adolescente est couchée à travers les genoux de la femme, sa mère probablement et reçoit une fessée. Elle crie et se débat, mais la mère n’en tient pas compte et continue à la punir.

Je suis fascinée par la scène ; je n’éprouve aucune compassion pour la fille. Au contraire, je me réjouie de son malheur et je souhaite que la mère ne s’arrête pas si tôt.

Une sensation plus que plaisante m’envahit le bas ventre. Je ne se pas d’où elle vient, ni quelle est sa cause, mais je me sens étrangement bien.

Au fil des semaines je me rends compte qu’à chaque fois, en évoquant cette scène, la sensation revient aussi. Elle me plaît tellement que je ne me lasse pas à remémorer de plus en plus souvent ce contexte : le soir au lit, à l’école, pendant la journée, partout et à n’importe quel heure. Je fais une découverte merveilleuse. Quand j’ai peur dans le noir ou simplement quand j’angoisse, par exemple devant un examen, il suffit de faire appel à ma fantaisie et la peur s’estompe. Je suis aux anges.

Petit à petit je me prend des libertés et commence à intervenir sur mon scénario. Certaines modifications amplifient la sensation du bas ventre, d’autres me font retomber dans la réalité. Alors je change un peu le décor, je rajoute des scènes, je travaille mes personnages. J’attribue un visage à la femme. Parfois c’est une voisine, une commerçante, une femme de passage. La fille devient une copine d’école, une petite peste du village, toujours une personne qui m’est familier, jamais un personnage de la télé ou des journaux.

Ce qui est merveilleux avec les fantasmes et ce qui fait leur force c’est le fait qu’ils n’obéissent pas à la logique de la réalité. Les personnages sont toujours disponibles et consentants. Ils agissent tel qu’on le souhaite et se prêtent aux situations les plus absurdes.

Je découvre le pouvoir des mots que j’emplois pour me raconter mes histoires. Certains sont en rapport direct avec mon bas ventre et quand je les évoque, la volupté atteint des sommets (par exemple le terme fessée est jouissif, raclée ou volée sont neutres et par conséquence exclus).

Un incident de la vie courante m’apporte des détails supplémentaires. Je suis insolente au supermarché avec une nouvelle vendeuse. Normalement je suis timide et ce genre de comportement ne m’est pas familier.

 

-Si tu étais ma fille, tu auras droit à une bonne fessée, cul nu, me dit-elle.

 

Avec ce que je viens de raconter plus haut, on comprend pour quel motif je rougis profondément. Mon inconscient s’exprime.

Depuis ce jour et pour très longtemps, cette vendeuse obtient une place fixe dans mon fantasme. Elle à environs trente ou quarante ans. C’est difficile pour une gamine de onze ans d’évaluer l’âge d’un adulte. Je n’emplois que deux catégories : adultes vieux ou adultes pas trop vieux La vendeuse fait parti des pas trop veilles. Elle n’est pas très grande, mais très énergique et je n’ai aucun mal à l’imaginer de fesser vigoureusement une petite insolente. La femme porte une courte blouse blanche et s’occupe de la vente de charcuterie et de fromage à la coupe. Elle est blonde décolorée avec des cheveux coupés très courts.

Avec le recul je dirais ce qui a motivé mon insolence c’est la coiffure de la femme qui m’attire étrangement.

Le soir j’intègre les nouvelles données. La petite peste a encore fini le jambon (le pâté, le fromage…). Surprise par sa mère, elle reçoit sa punition. Ce jour marque un changement fondamental. J’essaye de m’imaginer à la place de la peste, processus déclenché par les mots de la vendeuse. Au début j’ai du mal à m’impliquer, de quitter ma place confortable d’observatrice, de troquer ma passivité. J’ai trop honte, refuse d’endosser ce rôle. Mais le trouble, une fois installé dans mon âme, ne me lâche plus. Quelques jours plus tard je suis prête. Mon bas ventre me récompense largement pour mon audace. Puis, je me sens si tendue que ma main descend lentement pour cerner le centre de la sensation. Je me souvient soudainement où il fallait mettre la main. Une pratique oubliée depuis des années me revient. La masturbation me désinhibe complètement.

 Quelques semaines plut tard mon scénario atteint une forme élaborée :

La vendeuse est une tante fictive et je passe chez elle mes vacances d’été. Elle vit seule. Elle est réputée pour être sévère.

 

-Chez moi, tu as intérêt à obéir à la lettre, dit-elle, sinon c’est la fessée, cul nu.

 

Elle me fait peur, mais en même temps je suis délicieusement bouleversée.

 

-Tu aurais besoin aussi d’aller chez le coiffeur. Tu sais que je n’aime pas les cheveux longs. Ceci n’est pas hygiénique et va de paire avec des mauvaises manières. Une jeune fille bien éduquée porte ses cheveux courts. Demain on ira ensemble pour une jolie coupe. Tu verras, tu te sentiras mieux dans ta peau.

 

Cette partie fusionne partiellement avec la réalité. Ma mère ne m’autorisait pas des cheveux longs et malgré mes contestations j’ai dû me plier à des coupes courtes jusqu’à tard dans l’adolescence.

Je proteste violement. Ma tante va chercher un martinet, me renverse sur ses genoux, soulève ma jupe, baisse ma culotte et me corrige durement. Ce ne sont pas les brûlures des coups que je ressens, mais l’agitation de mon bas ventre. Je confonds une sensation imaginée avec une autre, réelle et bien différente. Ce genre de confusions est le fond du commerce du fantasme. Apparemment, il est facilement possible de rapprocher une excitation réellement ressentie à n’importe quel contexte ou situation d’une aventure imaginaire.

 

-Je serai sage ma tante. Il me hâte demain.

Cette phrase résume mon plaisir masochiste   - ici dans le sens de la passivité – de me soumettre à la volonté de ma tante. Evidement cette tante est un autre aspect de moi. Elle sert de prétexte pour m’autoriser à ce que je m’interdit et ce que je n’ose pas m’avouer.

Le lendemain, à la fin de la matinée, j’ai des cheveux courts comme ma tante.

Ici s’exprime ma honte de me voir ainsi. Pour rendre cette pénible situation, venant de mon vécu, supportable, ma honte s’est transformée en plaisante sensation physique.

Ma tante avait donc raison, je me sent vraiment bien qui veut dire : mon bas ventre jubile à l’idée.

Deuxième étape. Je n’ai pas le droit de me servir au frigo sans demander l’autorisation. Comme dans la réalité. Malgré l’interdiction je ne peux pas résister à la tentation d’un bon fromage que je finie avec appétit. Ceci n’échappe pas à ma tante et j’ai droit à une autre punition, qui m’excite autant et de la même manière que la première et qui me parait entièrement justifié.

Inutile de dire que je passe presque tous les jours des vacances d’été chez ma tante. Je suis si bien avec elle. Mais tout bonheur à une fin. La mort du fantasme est la prise de conscience. Bien sur, je sais en théorie ce qui se passe entre un homme et une femme pour faire des enfants. Je sais aussi comment font les animaux. J’ai grandi à la campagne. Mon frère, de deux ans mon aînée, à l’heureuse idée de me montré en absence de nos parents un film vidéo que mon père cache dans son armoire. Subitement je comprends que les sensations en jeu dans mes divertissements nocturnes sont ceux de la sexualité qui se pratique selon le code des adultes entre un homme et une femme. Comble d’horreur, l’homme introduit son pénis dans le vagin de la femme. Ça doit être affreusement douloureux, vu la taille d’un pénis en érection. En plus je vois ce liquide blanchâtre y sortir. Je suis dégoûtée.

Mes premières règles arrivent. C’est gênant, ça fait mal et il faut mettre des tampons. Je suis une femme maintenant, je peux avoir des enfants.

Dans mon désespoir je rajoute un épisode de plus à mon scénario : pour me punir, ma tante me donne de la crème épilatoire à cause des poils dégoûtants, pour être propre à nouveau. Que je ne ferrais-je pas pour me préserver de grandir.

Dans ma famille tout le monde se pose la question pourquoi je m’obstine à refuser de faire des courses au supermarché, surtout au rayon de coupe.

Je suis profondément désespéré. Mon fantasme, si jouissif, n’a rien en commun avec la vie des adultes. L’idée de l’acte sexuel n’est nullement réjouissante. Elle me répugne. Comment vais-je faire pour devenir une vraie femme ? Les actrices dans le film porno avaient l’air d’apprécier. Elles prenaient même le sexe de l’homme dans leur bouche

Ne savent-elles pas qu’on ne fait pas les enfants de cette manière ? Elles confondent aussi leur vagin avec leur anus. Sont-elles si bêtes ? Les hommes aussi me paraissent assez stupides et maladroits. Ils déversent leur sperme sur les fesses de la femme ou parfois sur son visage. Le monde des adultes est difficilement compréhensible pour une adolescente. Comment faire pour s’y adapter.

Je ne retiens qu’une seule chose. Mon fantasme ne correspond à rien, ne serais-ce ce qu’on appelle la perversité. Je suis un monstre, mes désirs sont inavouables. J’ai honte le soir quand les vacances chez ma tante me harcèlent. Je ne veux plus y penser. Je me bats, mais je perds souvent.

Mon fantasme change. Ce n’est plus moi, l’adolescente pas sage. Je suis devenue celle qui décide de la punition et qui l’applique. J’ai inversé les rôles. Ma tante aussi change, de visage et de sexe. Elle devient un jeune homme à peine plus âgé que moi. C’est lui qui se comporte avec désinvolture. Heureusement je suis là pour lui enseigner la bonne conduite. Le martinet à la main, n’importe quel prétexte est bon pour lui faire sa fête. Mais il est aussi à mes petits soins, style bisous, caresses et timides pas vers la hétérosexualité.

Dans la réalité j’établie les premières relations avec des garçons.

Vers l’age de dix-huit ans mon fantasme est toujours actif. Toutefois de moins en moins souvent. Ma première expérience sexuelle avec un garçon n’est pas trop douloureuse. Sur le plan de la jouissance décevante.

Depuis quelques jours mon imagination s’est mise en route comme au bon vieux temps. Imprégné par les histoires que Chloé m’a raconté, mélangé à mes propres élucubrations, inspirées par l’œuvre de M. Ce ne sont pas les modèles réels de celui-ci qui me guident, mais les tenues et les situations. Mes acteurs et actrices n’ont pas besoin d’un visage. Habillée en provocants vêtements, super sexy, je fais marcher les neuf muses absolument nues au pas cadencé à travers de mon village. Je suis très à cheval sur la discipline car je juge leurs activités futiles. Ma façon d’exprimer ma jalousie envers Chloé et son monde. En avançant sur une entraînante musique militaire, mes muses s’apprêtent à entrer dans la vie active, commencée par une visite chez le coiffeur. Leur longue chevelure d’allumeuses flotte au vent. Au salon chacune reçoit par mes soins une fessée mémorable avant de passer à la coupe. Plus tard neuf filles, bien assagies, en blondes décolorées, les cheveux courts, se tiennent au garde à vous devant moi. Chacune reçoit un uniforme différent et doit se consacrer désormais au métier correspondant.

Le coiffeur me félicite pour mon autorité et mon savoir faire.

 

-Mademoiselle, avez-vous des ouvrages sur la culture de légumes ?

 

Une dame d’un certain âge me rappelle impitoyablement mon quotidien. Je suis derrière mon bureau à la bibliothèque. On est lundi matin et il me reste cinq jours à travailler avant le week-end, sauf si mon congé sans solde pour le mercredi et le jeudi soit accepté par le maire. J’envie Chloé qui est libre d’obligations. À ma prochaine rêverie ce serait elle qui marchera au pas avec les autres. Je réalise que ma fantasmagorie ne me procure plus la moindre mauvaise conscience. À vingt sept ans ce n’est pas trop tôt. Grâce à Chloé. Pour la remercier, elle sera exempte de coiffeur. J’irais à sa place

En classant des livres, je pense à ce merveilleux jour de détente avec mon amie.

Je crois qu’elle a raison. Une femme, reste une femme avec ou sans poils. C’est sur, Chloé assume sa féminité sans se poser des questions superflus. Et moi dans tout ça. Où est ma place ? Comment me situer ? Moi aussi j’ai des désirs. Moi aussi je suis une femme, une vraie, sauf que je n’avais pas le courage de vivre mes pulsions. Je me suis enfermée dans mes rêveries érotiques depuis mon adolescence, en me claquant ainsi la porte vers la vie, vers les autres, vers le partage. Avec Chloé je me suis rendue compte que les autres aussi sont hantés par leurs fantasmes.

Peut-être Chloé estime simplement que je sois bête parce que je me prive de sensations. Non ! C’est mon amie. Elle ne pense rien de mal de moi. Elle est ma complice, ma confidente.

Le contact avec elle me réussit. Au fil des semaines j’ai constaté le progrès. Je suis en train de résoudre enfin mon étrange rapport avec mon corps, avec ma féminité. Chloé a passé – dans sa baignoire   - l’éponge sur la honte que je traîne depuis mon adolescence. Je me sens soulagée, libérée, car enfin je peux mettre des mots sur mes ambivalences. Ce procédé est vital pour moi. Alors j’essaye de récapituler.

Une rêverie érotique est un pur produit d’esprit qui déchaîne une réaction physique, une excitation sexuelle. Elle exprime une passivité et n’a pas besoin d’une action, ni d’une autre personne. Détachée du corps en quelque sorte, elle se vautre dans une solitude frustrante qui est en même temps un univers d’omnipuissance où je règne en maîtresse absolue. Tant que je rêve, je suis farouchement opposée à la réalité. Or mon désir profond est la concrétisation. C’est là où se situe la source de ma gêne, ce sentiment de confusion, à cause de la peur qu’un autre être humain saisisse l’inavouable en moi, me rejette pour cette raison, éprouve de la répugnance à mon égard, se moque de moi ou pire encore dénonce aux autres ce que j’aimerais cacher.

Quel est donc l’inavouable ? Il s’agit de mes désirs sexuels bien sur. Je fais l’expérience avec « ma tante ». J’étais gênée en face de la personne réelle parce qu’elle faisait parti de mes désirs et que je me sentais sexuellement attirée par elle.

Je me considère comme une personne particulièrement portée sur la chose. Mon éducation a tenté de me convaincre que cela soit un mal qu’il faut combattre avec toutes ses forces. Alors je m’efforce de m’attribuer un statu asexué. J’évite les tenues suggestives, les maquillages invitants, les comportements provocants et je me sens frustrée par privation de sensations. Ma gêne m’empêche de m’épanouir. J’ai honte de moi et de ce que je suis, une femme trop encline à une sexualité qui refuse de se confondre avec la norme.

Mon père disait souvent : Nous sommes pas des bêtes. Ce vrai, les bêtes ne connaissent pas la gêne, ni la honte, ni la pudeur. Sa réflexion visait le côté animal en l’être humain : sa sexualité. Celle-ci n’est plus un tabou dans notre société, mais la loi nous oblige à la cacher où au moins de la pratiquer dans des lieux destinés au libertinage. Quelqu’un qui ne respecte pas ces règles, porte atteinte à la pudeur par son obscénité. Mes tendances exhibitionnistes me mettant devant ma propre obscénité. Je rêve d’être obscène, de provoquer des désirs violents chez les autres. C’est une façon déguisée de me révolter contre mes parents et … de dominer les autres.

Nietzsche à dit : Il n’y a pas de phénomènes moraux, seulement une interprétation morale des phénomènes. L’adjectif moral se rapporte à la moralité, c’est-à-dire il concerne les mœurs et non à la morale, la science du bien et du mal. Cette distinction n’est pas évidente pour tout le monde surtout quand on est distrait comme mes parents. En réalité deux notions se chevauchent : la moralité concerne « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Je pense aux « Inconnues », les célèbres humoristes. Dans leur film « Le pari » concernant les cigarettes on se souvient avant tout de la réplique culte : « Bien » ou « pas bien ». Le « pas bien » n’est pas le mal. La morale par contre distingue le bien du mal. Il faut un certain sens de notre langue pour remarquer la finesse. Revenons à la phrase de Nietzsche. Elle est tirée de son livre : Par delà le bien et le mal. Visiblement il s’agit d’une difficulté de traduction remaniée au mieux par un spécialiste. Alors je ne veux pas non plus trop blâmer mes parents.

Tandis que la moralité est une affaire concernant des localités, la morale dépasse les frontières, même ceux des pays. Cette dernière, dans un sens, uni les pays de la communauté européenne. Elle est son échelle de valeur. Que penser d’un pays qui donne priorité à sa moralité en votant « non » contre l’Europe par peur de ce qu’on ne connaît pas, parce l »Europe n’est « pas bien ». Mais ce « non » était construit essentiellement par des électeurs ruraux. Les citadins en majorité ont préféré le « oui ». Moralité : Entre ville et campagne, la moralité n’est pas la même, mais aussi : la moralité est une affaire personnelle et la morale une affaire officielle, or la sexualité relève de la moralité. Dans ce sens mes parents sont esclaves des leur propre moralité qu’ils confondent – et je les connais bien – avec la morale en me répétant toujours la même chanson : arrête de faire ceci ou cela Bella, c’est mal.

« Pas bien » de raisonner comme ça.

Je n’avais pas le courage jusqu’à maintenant de me libérer des liens trop étroits que j’entretiens avec ma famille, ma mère notamment, pour découvrir le vrai visage de la vie.

Je ne veux pas rejeter la faute uniquement sur mes parents. J’estime que l’erreur vient en grande partie de moi et c’est à moi de remédier à une situation qui me paraît invivable. Il s’agit de m’affirmer en personne indépendante en face de mes parents. Je me sens d’attaque et la gêne qui hante la vie des petits gens, s’est évaporée dans la baignoire de Chloé. Je suis passée enfin de l’autre côté.

Mais je suis une intellectuelle, la seule de ma famille, la seule de mon entourage social. Le monde de l’esprit obéit à ses propres règles. Je suis un intrus et je dois me familiariser avec des conceptions abstraites que j’ai du mal à assimiler. Notamment le féminisme me pose des problèmes de compréhension. Je ne sais pas encore comment concilier mes fantasmes, tantôt de dominatrice, tantôt de soumise, avec mon émancipation (selon le Larousse : mettre hors tutelle, affranchir de quelque entrave, sortir des règles de la retenue). Je n’ai pas envie de précipiter les choses. Comme Chloé m’a faite comprendre à juste titre, je suis une personne qui ai besoin de temps pour faire le tour d’une question et ce temps je me permets de le prendre sans demander autorisation à personne. Cela me paraît un moyen efficace pour éviter de m’engouffrer dans un féminisme de pacotille qui fait tellement mal aux justes revendications des femmes en les faisant passer pour des illuminées qui font hurler de rire. J’ai déjà un départ pour mes recherches qui me semblent prometteur, c’est le mot égalité.

Un lecteur arrive ; il me demande les pensées de Pascal.

 

-Deuxième rayon à gauche Monsieur.

 

C’était une question facile à répondre. Mais où sont mes pensées. Elles sont avec Chloé. Autour de moi tout n’est que silence comme exige le lieu.

Est-ce que son mari lui manque ? Elle a dû l’aimer à la folie. J’en suis sure. Il était son premier homme, mais quel homme, quel monument ; surtout pour une fille de milieu modeste, obsédée par l’ambition de se faire une place dans la société. Rien dans le comportement de Chloé ne trahit ses origines. Elle a son style à elle, elle est unique. Une pierre tombale vivante, un édifice impressionnant pour un peintre hors du commun.

Comment a-t-elle vécu sa disparition ? A-t-elle pleuré derrière ses lunettes noires le jour de la crémation. A-t-elle dispersé les cendres sur la mer qu’il aimait tant.

Était-il fidèle, lui qui avait l’embarras du choix parmi ces modèles.

Était-elle fidèle ? Son mari passait beaucoup de temps dans son atelier. Et quand il faisait une pause et venait pour se laver les mains ou prendre une douche, il trouvait la salle de bain occupé. Après tout, pour offrir une salle paradisiaque, il faut plus qu’aimer une femme, il faut l’adorer à un point inimaginable, l’idolâtrer, pour la mettre sur un piédestal en forme de coquille.

Faisait-il bien l’amour ? S’amusaient-ils tout les deux dans leur baignoire ? Était-il de bon humeur le matin après une nuit blanche de travail.

Questions sans réponse. Vais-je percer un jour le secret de cet homme ou suis-je jalouse d’un mort ?

Eh bien oui, je suis jalouse de lui, amant et mari de Chloé que je n’ai pas connue ; jalouse de n’importe qui s’approchant d’elle. Je la veux en exclusivité. Je ne veux pas qu’un autre que moi la voie nue, la touche. Je suis jalouse de sa coiffeuse qui lui lave les cheveux et encore plus de son esthéticienne qui la bichonne tout les matins. J’aimerais enfermer Chloé pour mon plaisir personnel. Son mari, avait-il les mêmes pensées que moi ? A-t-il construit des palais de rêve pour qu’elle ne s’en aille pas, qu’elle reste à la maison ?

Se faisait-elle épiler le pubis pour lui, pour rassembler à la jeune fille qu’il avait rencontré ? Voulait-elle rester éternellement jeune pour lui ?

Je suis effrayée par ma possessivité. Je ressemble à une sale gamine gâtée (visiblement le terme sale me hante) qui réclame sans cesse sa copine auprès d’elle.

Il y a deux raison pour se sentir attirée à ce point par une autre personne : le désir ou l’amour.

Simone de Beauvoir a dit : La réflexion est l’ange exterminateur de la spontanéité.

Je déteste la spontanéité. J’ai besoin de l’ordre dans mes sentiments, comme l’ordre que j’impose aux livres de ma bibliothèque. Avec moi, comme des petits soldats, ils se tiennent au rang. Dans mes étagères règne une discipline militaire. Adolescente j’ai hésité à m’engager dans l’armée par goût pour une discipline poussée que j’aime autant subir qu’imposer. Étrange similitude avec Chloé qui adorerait comme moi de marcher au pas. Éprouve-t-elle parfois, comme moi, le besoin d’abandonner sa volonté à quelqu’un d’autre pour un instant d’insouciance ?

L’amour, je connais. J’ai aimé mon mari avant qu’il me trompe. M’a-t-il trompée parce que je suis trop réfléchie ? Avec une Chloé il serait resté, il serait toujours là. Il ne penserait pas à ces copains de chasse. Il n’aurait plus besoin d’eux. Ce serait lui qui aurait emporté le plus beau trophée.

Quoique ? Chloé n’aurait jamais choisie un con pareil. Elle cerne de suite le fond d’un homme et préfère celui qui chasse des idées grandioses au lieu d’un lapin ou perdrix.

Si ce n’est pas de l’amour entre Chloé et moi, c’est quoi alors ? Le désir d’une passion charnelle qui me consume de l’intérieur, qui m’échauffe, qui m’excite ?

Une citation de Ionesco me vient à l’esprit : Caressez un cercle et il deviendra vicieux.

Je décidée d’embarquer avec Chloé. Pour l’instant ce sera elle le capitaine. Je voudrais entrer dans son jeu, essayer de l’étonner comme elle m’étonne. Moi aussi j’ai des choses à lui montrer. Mais lesquelles en fait ?

Il est midi moins le quart ; plus personne dans la salle. Je peux fermer avant l’heure.     


Suite

      

Mer 21 mai 2008 Aucun commentaire